Le cadre juridique des compléments alimentaires : entre protection du consommateur et innovation nutraceutique

Le marché des compléments alimentaires connaît une expansion fulgurante, avec un chiffre d’affaires dépassant 2,3 milliards d’euros en France en 2022. Ces produits, situés à l’interface entre l’alimentation et la pharmacologie, soulèvent de nombreuses questions juridiques complexes. La réglementation des compléments alimentaires présente un double enjeu : garantir la sécurité des consommateurs tout en permettant l’innovation des fabricants. Ce cadre normatif, principalement issu du droit européen mais complété par des dispositions nationales, évolue constamment face aux avancées scientifiques et aux nouvelles tendances de consommation. Examinons les principales dimensions juridiques qui encadrent ces produits de plus en plus présents dans notre quotidien.

Définition juridique et classification des compléments alimentaires

La directive 2002/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 10 juin 2002 constitue le texte fondateur de la réglementation des compléments alimentaires au niveau européen. Elle les définit comme « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique seuls ou combinés ».

Cette définition juridique place clairement les compléments alimentaires dans la catégorie des denrées alimentaires et non des médicaments. Cette distinction est fondamentale car elle détermine le régime juridique applicable. Contrairement aux médicaments qui sont soumis à une autorisation de mise sur le marché (AMM), les compléments alimentaires suivent un régime de déclaration préalable auprès des autorités compétentes, en France la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF).

Le décret n°2006-352 du 20 mars 2006 transpose cette directive en droit français et précise davantage le cadre juridique. Il établit notamment la liste des substances pouvant être utilisées dans la fabrication des compléments alimentaires, ainsi que les doses journalières maximales recommandées.

Catégories réglementaires des ingrédients

La législation distingue plusieurs catégories d’ingrédients pouvant entrer dans la composition des compléments alimentaires :

  • Les vitamines et minéraux, dont les formes autorisées sont strictement réglementées par l’annexe II de la directive 2002/46/CE
  • Les substances à but nutritionnel ou physiologique comme les acides aminés, les enzymes ou les probiotiques
  • Les plantes et préparations de plantes, encadrées par des listes positives nationales
  • Les autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique

Le statut juridique d’un complément alimentaire peut varier d’un pays à l’autre au sein même de l’Union européenne. Par exemple, certaines plantes peuvent être autorisées dans un État membre et interdites dans un autre, ce qui complique la mise sur le marché à l’échelle européenne. Ce phénomène est connu sous le nom de « géométrie variable » de la réglementation et représente un défi majeur pour les fabricants.

La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a précisé à plusieurs reprises les critères de distinction entre compléments alimentaires et médicaments. Dans l’arrêt Hecht-Pharma GmbH (C-140/07), elle a notamment établi qu’un produit présenté comme ayant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines doit être qualifié de médicament, même s’il est généralement considéré comme une denrée alimentaire et s’il n’a pas d’effet thérapeutique avéré.

Procédures de mise sur le marché et obligations déclaratives

La commercialisation d’un complément alimentaire en France est soumise à un régime de déclaration préalable auprès de la DGCCRF. Cette procédure, moins contraignante qu’une autorisation de mise sur le marché, n’en demeure pas moins rigoureuse et encadrée.

Le fabricant ou le distributeur doit transmettre un dossier comprenant l’étiquetage du produit et sa composition exacte. Cette notification doit intervenir lors de la première mise sur le marché français. La DGCCRF dispose alors d’un délai pour examiner le dossier et peut s’opposer à la commercialisation si elle estime que le produit présente un risque pour la santé publique.

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Le règlement (UE) 2015/2283 relatif aux nouveaux aliments (« Novel Food ») vient compléter ce dispositif. Tout ingrédient n’ayant pas fait l’objet d’une consommation significative dans l’Union européenne avant le 15 mai 1997 est considéré comme un « nouvel aliment » et doit faire l’objet d’une autorisation spécifique avant sa mise sur le marché. Cette procédure, gérée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), est beaucoup plus contraignante et nécessite la production de données scientifiques prouvant l’innocuité du nouvel ingrédient.

Contrôles et sanctions applicables

Les compléments alimentaires font l’objet de contrôles réguliers par les autorités compétentes. En France, la DGCCRF et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sont les principaux organes de contrôle.

Les sanctions en cas de non-respect de la réglementation peuvent être administratives ou pénales :

  • Retrait du marché ou rappel des produits non conformes
  • Amendes administratives pouvant atteindre 3% du chiffre d’affaires
  • Sanctions pénales en cas de tromperie (article L. 441-1 du Code de la consommation) ou de mise en danger de la vie d’autrui

La jurisprudence montre que les tribunaux n’hésitent pas à prononcer des sanctions sévères en cas d’infractions graves. Dans un arrêt du 27 avril 2011, la Cour de cassation a confirmé une condamnation pour tromperie aggravée concernant la commercialisation de compléments alimentaires contenant des substances non autorisées.

Le principe de précaution, consacré à l’article 7 du règlement (CE) n°178/2002, joue un rôle majeur dans l’approche réglementaire. Les autorités peuvent prendre des mesures provisoires de gestion du risque en cas de doute scientifique sur l’innocuité d’un ingrédient, même en l’absence de preuve formelle de sa dangerosité.

Allégations nutritionnelles et de santé : un encadrement strict

L’un des aspects les plus réglementés concernant les compléments alimentaires concerne les allégations que les fabricants peuvent utiliser dans leur communication. Le règlement (CE) n°1924/2006 établit un cadre harmonisé au niveau européen pour l’utilisation des allégations nutritionnelles et de santé.

Ce texte définit deux types principaux d’allégations :

Les allégations nutritionnelles font référence aux propriétés nutritionnelles bénéfiques d’un produit, comme « source de calcium » ou « riche en fibres ». Elles sont listées dans l’annexe du règlement et ne peuvent être utilisées que si le produit répond aux critères spécifiques définis pour chaque allégation.

Les allégations de santé suggèrent une relation entre un aliment ou l’un de ses composants et la santé. Elles sont soumises à un processus d’évaluation scientifique rigoureux par l’EFSA et doivent être autorisées par la Commission européenne avant de pouvoir être utilisées.

Le règlement (UE) n°432/2012 établit une liste des allégations de santé autorisées autres que celles faisant référence à la réduction du risque de maladie ainsi qu’au développement et à la santé des enfants. Cette liste, régulièrement mise à jour, comporte actuellement environ 230 allégations autorisées.

Restrictions et interdictions spécifiques

Certaines allégations sont expressément interdites par la législation :

  • Les allégations suggérant qu’une alimentation équilibrée ne fournit pas tous les nutriments nécessaires
  • Les allégations faisant référence au rythme ou à l’importance de la perte de poids
  • Les allégations faisant référence à des recommandations de médecins individuels
  • Les allégations thérapeutiques (prévention, traitement ou guérison d’une maladie), réservées aux médicaments

La jurisprudence de la CJUE a précisé l’interprétation de ces textes. Dans l’affaire Innova Vital GmbH (C-19/15), la Cour a notamment jugé que même les communications commerciales destinées exclusivement aux professionnels de la santé sont soumises aux règles sur les allégations.

L’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP) en France a publié une recommandation spécifique sur les compléments alimentaires, complétant le cadre réglementaire et proposant des lignes directrices pour une communication responsable.

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Les sanctions en cas de non-respect de ces dispositions peuvent être lourdes. Le Code de la consommation prévoit des peines pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende pour pratiques commerciales trompeuses (article L. 132-2).

Responsabilité des fabricants et protection du consommateur

La responsabilité juridique des fabricants et distributeurs de compléments alimentaires s’articule autour de plusieurs régimes complémentaires qui visent à assurer une protection optimale du consommateur.

La responsabilité du fait des produits défectueux, codifiée aux articles 1245 et suivants du Code civil, permet d’engager la responsabilité du fabricant lorsqu’un défaut de son produit cause un dommage. Cette responsabilité est objective, c’est-à-dire qu’elle ne nécessite pas la preuve d’une faute du fabricant. Il suffit d’établir le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage subi.

Le règlement (CE) n°178/2002 établit les principes généraux de la législation alimentaire et pose le principe de la responsabilité première des exploitants du secteur alimentaire quant à la sécurité des denrées qu’ils mettent sur le marché. L’article 14 de ce règlement interdit la mise sur le marché de denrées alimentaires dangereuses pour la santé ou impropres à la consommation.

Le système de nutrivigilance, mis en place par l’ANSES en 2009, permet la surveillance des effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires. Les professionnels de santé sont invités à signaler tout effet indésirable suspect. Ce système constitue un outil précieux pour détecter précocement d’éventuels problèmes de sécurité.

Obligations d’information et de traçabilité

Les obligations d’information et d’étiquetage sont particulièrement strictes pour les compléments alimentaires. Le décret n°2006-352 et le règlement (UE) n°1169/2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires imposent de nombreuses mentions obligatoires :

  • La dénomination « complément alimentaire »
  • Le nom des catégories de nutriments ou substances caractérisant le produit
  • La portion journalière recommandée
  • Un avertissement contre le dépassement de la dose journalière indiquée
  • Une déclaration indiquant que les compléments alimentaires ne devraient pas être utilisés comme substituts d’un régime alimentaire varié
  • Un avertissement indiquant que les produits doivent être tenus hors de la portée des jeunes enfants

La traçabilité des produits, exigée par l’article 18 du règlement (CE) n°178/2002, impose aux opérateurs de pouvoir identifier leurs fournisseurs et leurs clients (principe du « one step back, one step forward »). Cette exigence facilite les procédures de retrait ou de rappel en cas de problème sanitaire.

Le Tribunal de Grande Instance de Paris, dans un jugement du 21 décembre 2017, a condamné un fabricant de compléments alimentaires pour défaut d’information sur les risques liés à la consommation de son produit, soulignant l’importance de l’obligation d’information.

En matière de commerce électronique, la vente de compléments alimentaires est soumise aux dispositions générales de la directive 2000/31/CE et de la loi pour la confiance dans l’économie numérique. Ces textes imposent des obligations spécifiques d’information précontractuelle et de confirmation de commande.

Perspectives d’évolution et défis juridiques émergents

Le cadre juridique des compléments alimentaires fait face à plusieurs défis majeurs qui nécessiteront probablement des adaptations réglementaires dans les années à venir.

L’harmonisation européenne reste incomplète, particulièrement concernant les plantes et extraits végétaux. Le projet BELFRIT (Belgique, France, Italie) visant à établir une liste commune de plantes utilisables dans les compléments alimentaires constitue une initiative prometteuse, mais non contraignante à ce stade. Une véritable harmonisation nécessiterait une révision de la directive 2002/46/CE.

Les nanomatériaux utilisés dans certains compléments alimentaires soulèvent des questions spécifiques de sécurité et d’évaluation des risques. Le règlement (UE) 2015/2283 sur les nouveaux aliments prévoit des dispositions particulières pour ces substances, mais l’évolution rapide des technologies pose un défi constant pour les autorités réglementaires.

La digitalisation du marché des compléments alimentaires, avec l’essor des ventes en ligne, complique la surveillance et l’application de la réglementation. La DGCCRF a renforcé ses contrôles sur les sites de vente en ligne, mais la dimension internationale d’Internet rend difficile la poursuite de certains opérateurs basés hors de l’Union européenne.

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Innovation et adaptation réglementaire

L’émergence de nouvelles catégories de produits, comme les compléments alimentaires personnalisés basés sur des tests génétiques ou microbiomiques, pose de nouvelles questions juridiques à l’intersection du droit de l’alimentation et du droit de la santé.

Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) s’applique avec une acuité particulière à ces nouveaux produits personnalisés qui impliquent la collecte et le traitement de données personnelles sensibles relatives à la santé.

La jurisprudence relative aux allégations de santé continue d’évoluer. Dans un arrêt du 10 septembre 2020 (Zentiva, C-786/18), la CJUE a précisé les critères permettant de déterminer si un produit présenté sous forme de gélule doit être qualifié de médicament ou de complément alimentaire, apportant des éclaircissements sur cette frontière parfois floue.

Le Brexit a ajouté une nouvelle complexité pour les fabricants qui commercialisent leurs produits au Royaume-Uni et dans l’Union européenne, avec deux cadres réglementaires désormais distincts et susceptibles de diverger davantage à l’avenir.

La pandémie de COVID-19 a mis en lumière la problématique des compléments alimentaires présentés comme pouvant renforcer l’immunité. Les autorités sanitaires de nombreux pays ont dû intervenir pour sanctionner des allégations abusives, rappelant l’importance d’un cadre réglementaire strict.

Stratégies juridiques pour les acteurs du secteur

Face à un environnement réglementaire complexe et évolutif, les fabricants et distributeurs de compléments alimentaires doivent adopter des stratégies juridiques adaptées pour sécuriser leur activité tout en restant compétitifs.

La veille réglementaire constitue un pilier fondamental de toute stratégie juridique dans ce secteur. Les opérateurs doivent se tenir informés des évolutions législatives et jurisprudentielles au niveau national et européen. L’adhésion à des organisations professionnelles comme le Syndicat National des Compléments Alimentaires (Synadiet) en France peut faciliter cette veille.

L’anticipation des contrôles par la mise en place d’audits internes réguliers permet d’identifier et de corriger les non-conformités avant qu’elles ne soient relevées par les autorités. Ces audits devraient couvrir l’ensemble des aspects réglementaires : composition, étiquetage, allégations, traçabilité.

La propriété intellectuelle représente un enjeu stratégique majeur dans un marché très concurrentiel. La protection des formulations innovantes par le brevet, bien que complexe dans le domaine des compléments alimentaires, reste possible sous certaines conditions. La protection des marques et des éléments distinctifs des produits est plus accessible et tout aussi stratégique.

Gestion des risques et anticipation des litiges

La mise en place d’un système d’assurance qualité robuste constitue non seulement une obligation réglementaire mais aussi une protection juridique. La norme ISO 22000 relative aux systèmes de management de la sécurité des denrées alimentaires fournit un cadre reconnu internationalement.

La contractualisation avec les fournisseurs et sous-traitants doit prévoir des clauses de garantie, d’audit et de responsabilité clairement définies. Le fabricant final étant souvent tenu responsable vis-à-vis du consommateur, il doit s’assurer de disposer de recours effectifs contre ses partenaires commerciaux en cas de défaillance.

La gestion de crise doit être anticipée par l’élaboration de procédures détaillées couvrant notamment :

  • Les modalités de retrait ou de rappel des produits
  • La communication avec les autorités et les consommateurs
  • La gestion des réclamations et signalements d’effets indésirables

Le recours à des tests préalables de communication auprès d’un public échantillon peut aider à identifier d’éventuelles perceptions trompeuses avant le lancement d’une campagne publicitaire. Cette démarche préventive peut éviter des litiges ultérieurs avec les autorités ou les associations de consommateurs.

L’adoption d’une approche transnationale dans la conception des produits permet de faciliter leur commercialisation sur différents marchés. Cela implique de respecter les exigences les plus strictes parmi les pays visés, garantissant ainsi une conformité globale.

La médiation et les modes alternatifs de résolution des conflits peuvent constituer des outils précieux pour régler rapidement et discrètement d’éventuels litiges avec des consommateurs ou des partenaires commerciaux, évitant ainsi des procédures judiciaires longues et coûteuses.

En définitive, la maîtrise du cadre juridique des compléments alimentaires constitue un avantage compétitif pour les entreprises du secteur. Les contraintes réglementaires, loin d’être de simples obstacles, peuvent devenir des leviers de différenciation par la qualité et la sécurité.