
Face à l’urgence climatique, les gouvernements multiplient les réglementations visant à contraindre les entreprises à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. De la taxe carbone aux quotas d’émissions en passant par les obligations de reporting extra-financier, le cadre juridique se durcit pour inciter le monde économique à accélérer sa transition écologique. Cet arsenal réglementaire, bien que complexe, offre aussi des opportunités aux entreprises proactives pour se démarquer et innover. Décryptage des principales obligations légales en matière de réduction des émissions de CO2 pour les acteurs économiques.
Le cadre réglementaire international et européen
La lutte contre le changement climatique s’inscrit dans un cadre juridique international et européen qui fixe les grandes orientations. L’Accord de Paris de 2015, ratifié par 196 pays, engage les États signataires à contenir le réchauffement climatique « nettement en dessous de 2°C » par rapport aux niveaux préindustriels. Pour atteindre cet objectif ambitieux, l’Union européenne s’est dotée d’un Pacte vert qui vise la neutralité carbone d’ici 2050.
Ce cadre global se décline en objectifs contraignants pour les États membres, qui doivent ensuite les traduire dans leur législation nationale. Le paquet « Ajustement à l’objectif 55 » adopté en 2021 par la Commission européenne prévoit ainsi une réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55% d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990.
Pour y parvenir, l’UE mise notamment sur :
- Le renforcement du système d’échange de quotas d’émission (SEQE)
- L’instauration d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières
- La révision de la directive sur la taxation de l’énergie
- Le durcissement des normes CO2 pour les véhicules
Ces réglementations européennes impactent directement ou indirectement les entreprises, qui doivent s’y conformer sous peine de sanctions. Le cadre juridique ne cesse de se renforcer, avec par exemple l’adoption en 2022 de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui étend les obligations de reporting extra-financier à un plus grand nombre d’entreprises.
Les obligations de reporting et de transparence
La transparence est un pilier essentiel des politiques climatiques. En imposant aux entreprises de mesurer et publier leurs émissions de gaz à effet de serre, les législateurs visent à la fois à sensibiliser les acteurs économiques et à permettre aux parties prenantes (investisseurs, consommateurs, ONG) d’évaluer leurs performances environnementales.
En France, l’article 173 de la loi de transition énergétique de 2015, renforcé par l’article 29 de la loi énergie-climat de 2019, oblige les investisseurs institutionnels et les sociétés de gestion à communiquer sur la prise en compte des critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) dans leur politique d’investissement. Cette réglementation pionnière a inspiré la directive européenne SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) entrée en vigueur en 2021.
Pour les entreprises non financières, le décret d’application de l’article 173-VI impose depuis 2016 aux sociétés cotées et aux grandes entreprises non cotées de publier dans leur rapport de gestion des informations sur :
- Les conséquences sur le changement climatique de leur activité et de l’usage des biens et services qu’elles produisent
- Leurs engagements sociétaux en faveur du développement durable
- L’économie circulaire
- La lutte contre le gaspillage alimentaire
Ces obligations de reporting vont s’étendre avec la transposition de la directive CSRD, qui concernera à terme toutes les entreprises de plus de 250 salariés. Les informations devront être plus détaillées, avec notamment la publication d’objectifs chiffrés de réduction des émissions à court, moyen et long terme.
Au-delà du reporting obligatoire, de plus en plus d’entreprises choisissent de communiquer volontairement sur leurs émissions via des référentiels internationaux comme le CDP (Carbon Disclosure Project) ou la TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosures). Cette transparence accrue répond aux attentes croissantes des investisseurs et des consommateurs en matière de responsabilité environnementale.
Les mécanismes de tarification du carbone
Pour inciter les entreprises à réduire leurs émissions, les pouvoirs publics ont mis en place divers mécanismes de tarification du carbone. L’objectif est d’internaliser le coût environnemental des émissions de gaz à effet de serre dans les décisions économiques des acteurs.
Le principal outil au niveau européen est le système d’échange de quotas d’émission (SEQE ou EU ETS en anglais). Ce marché du carbone, créé en 2005, couvre environ 40% des émissions de l’UE dans les secteurs les plus émetteurs comme l’industrie lourde ou la production d’électricité. Les entreprises concernées doivent :
- Mesurer et déclarer leurs émissions annuelles
- Restituer chaque année un nombre de quotas équivalent à leurs émissions
- Payer une amende de 100€ par tonne de CO2 non couverte par un quota
Le nombre total de quotas disponibles diminue chaque année, ce qui pousse mécaniquement le prix du carbone à la hausse et incite les entreprises à investir dans des technologies bas-carbone. Le prix de la tonne de CO2 sur le marché européen a ainsi dépassé les 90€ en 2022, contre moins de 10€ en 2018.
En complément du SEQE, certains pays comme la France ont instauré une taxe carbone nationale. Intégrée à la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), elle s’applique aux secteurs non couverts par le marché européen comme les transports ou le bâtiment. Son montant, initialement fixé à 7€/tCO2 en 2014, a progressivement augmenté pour atteindre 44,6€/tCO2 en 2021. La hausse prévue à 100€/tCO2 en 2030 a toutefois été gelée suite au mouvement des « gilets jaunes ».
Pour éviter les fuites de carbone (délocalisation des activités émettrices vers des pays moins-disants), l’UE prévoit de mettre en place d’ici 2026 un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Les importateurs devront acheter des certificats carbone correspondant au prix du SEQE pour les produits importés, afin de garantir des conditions de concurrence équitables.
Les normes et réglementations sectorielles
Au-delà des mécanismes transversaux comme la tarification du carbone, de nombreuses réglementations sectorielles visent à réduire les émissions de CO2 dans des domaines spécifiques. Ces normes techniques contraignantes obligent les entreprises à adapter leurs produits et processus de production.
Dans le secteur automobile, les constructeurs sont soumis à des normes d’émissions de CO2 de plus en plus strictes pour les véhicules neufs. Le règlement européen fixe ainsi un objectif de 95g CO2/km en moyenne pour les voitures particulières en 2021, qui sera abaissé à 59g en 2030. Des amendes dissuasives sont prévues en cas de dépassement, poussant les constructeurs à électrifier massivement leur gamme.
Pour le bâtiment, la réglementation environnementale RE2020 entrée en vigueur en France en 2022 impose des seuils maximaux d’émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble du cycle de vie des constructions neuves. Elle favorise l’utilisation de matériaux biosourcés et les énergies renouvelables, tout en renforçant les exigences en matière d’efficacité énergétique.
Dans l’industrie, les meilleures techniques disponibles (MTD) définies au niveau européen fixent des niveaux d’émissions à respecter pour obtenir les autorisations d’exploiter. Ces référentiels techniques, régulièrement mis à jour, poussent les industriels à adopter les technologies les plus performantes en matière de réduction des émissions.
Le secteur aérien, longtemps épargné, est désormais concerné par le système de compensation et de réduction du carbone CORSIA mis en place par l’Organisation de l’aviation civile internationale. Les compagnies aériennes devront compenser leurs émissions au-delà du niveau de 2019 à partir de 2027.
Ces réglementations sectorielles se durcissent régulièrement, obligeant les entreprises à anticiper et investir massivement dans la décarbonation de leurs activités. Les plus proactives y voient une opportunité de se différencier et de gagner des parts de marché, à l’instar de Tesla dans l’automobile.
Les incitations et soutiens à la transition bas-carbone
Si la réglementation impose des contraintes croissantes aux entreprises, elle s’accompagne aussi de dispositifs incitatifs pour les aider à financer leur transition vers une économie bas-carbone. Ces mécanismes de soutien visent à accélérer le déploiement de technologies propres et à rendre les investissements verts plus attractifs.
Au niveau européen, le plan de relance NextGenerationEU doté de 750 milliards d’euros prévoit qu’au moins 37% des dépenses soient consacrées à des investissements et réformes en faveur du climat. La Banque européenne d’investissement s’est par ailleurs engagée à consacrer 50% de ses financements à l’action climatique et à la durabilité environnementale d’ici 2025.
En France, le plan France Relance de 100 milliards d’euros lancé en 2020 comprend un volet de 30 milliards dédié à la transition écologique. Parmi les dispositifs de soutien aux entreprises :
- Le guichet industrie du futur qui subventionne les investissements dans des équipements moins émetteurs
- Le fonds décarbonation de l’industrie qui finance des projets d’efficacité énergétique
- Les prêts verts de Bpifrance pour financer la transition écologique des PME
- Le crédit d’impôt pour la rénovation énergétique des bâtiments tertiaires
Ces aides directes s’accompagnent d’incitations fiscales comme le suramortissement pour l’achat de véhicules propres ou la TVA à taux réduit sur les travaux de rénovation énergétique.
Au-delà des financements publics, le développement de la finance verte offre de nouvelles opportunités aux entreprises engagées dans la transition bas-carbone. L’émission d’obligations vertes (green bonds) permet par exemple de lever des fonds dédiés à des projets environnementaux à des taux avantageux. Le marché des obligations vertes a connu une croissance exponentielle, passant de 37 milliards de dollars en 2014 à plus de 500 milliards en 2021.
Les entreprises peuvent également valoriser leurs efforts de réduction d’émissions via les crédits carbone volontaires. Ce marché en plein essor permet de financer des projets de compensation carbone (reforestation, énergies renouvelables…) et d’atteindre plus rapidement des objectifs de neutralité.
Vers une responsabilité juridique accrue des entreprises
Au-delà des obligations réglementaires, une tendance de fond se dessine : l’émergence d’une véritable responsabilité juridique des entreprises en matière climatique. Les contentieux se multiplient, portés par des ONG ou des citoyens qui attaquent en justice les grands émetteurs pour leur inaction face au changement climatique.
L’affaire Shell aux Pays-Bas a marqué un tournant en 2021 : pour la première fois, un tribunal a ordonné à une entreprise (en l’occurrence le géant pétrolier Shell) de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 par rapport à 2019. Cette décision historique ouvre la voie à de nouvelles actions en justice contre les entreprises les plus polluantes.
En France, la loi sur le devoir de vigilance de 2017 oblige les grandes entreprises à établir et mettre en œuvre un plan de vigilance pour prévenir les atteintes graves à l’environnement résultant de leurs activités. Ce texte a déjà donné lieu à plusieurs assignations en justice, notamment contre Total pour son projet pétrolier en Ouganda.
La notion de préjudice écologique, reconnue dans le code civil français depuis 2016, pourrait également être invoquée contre des entreprises dont l’activité cause des dommages à l’environnement. Les juges n’hésitent plus à condamner des entreprises sur ce fondement, comme l’illustre la condamnation de Lafarge en 2021 pour pollution de la Seine.
Face à ces risques juridiques croissants, les entreprises doivent désormais intégrer pleinement l’enjeu climatique dans leur stratégie et leur gouvernance. La nomination d’administrateurs spécialisés sur les questions climatiques ou la création de comités RSE au sein des conseils d’administration se généralise dans les grandes entreprises.
Les objectifs de réduction d’émissions sont de plus en plus intégrés dans la rémunération variable des dirigeants, signe que le sujet est désormais considéré comme stratégique. Certaines entreprises vont jusqu’à inscrire une raison d’être environnementale dans leurs statuts, s’engageant ainsi juridiquement à concilier profit et protection de la planète.
Cette évolution vers une responsabilité accrue des entreprises en matière climatique devrait s’accentuer dans les années à venir. Les contentieux climatiques se multiplient et la jurisprudence évolue rapidement, créant un cadre juridique de plus en plus contraignant pour les acteurs économiques. Anticiper ces risques juridiques devient un enjeu majeur pour les entreprises, au même titre que la conformité réglementaire.